Французский перевод Н. Кульманн и М.-Л. Беагель
Источник: Le Dit de la campagne d'Igor: Poème médiéval russe 1187-1937. Traduction de N. Koulmann et M.-L. Behaghel. Paris, 1937
- 1. Frères, ne nous siérait-il pas de commencer, dans le parler ancien des gestes héroïques, le récit de la campagne d’Igor, d’Igor fils de Sviatoslav .
- 2. Que notre chant débute par les faits réels de ce temps, et non à la manière imaginâtive de Boïan .
- 3. Car Boïan, l’enchanteur, lorsqu’il voulait composer un chant en l’honneur d’un héros, s’élançait comme un écureuil dans un arbre, comme un loup gris sur la terre, comme un aigle bleu-noir sous les nues.
- 4. Evoquait-il des querelles d’antan, il lançait alors dix faucons sur un vol de cygnes et le premier cygne capturé chantait le premier Iaroslav le Vieil, Mstislav le Brave, qui égorgea Rededia devant les bandes des Kassogs, ou Roman le Bel, fils de Sviatoslav .
- 5. Mais non, frères, ce n’étaient pas dix faucons que Boïan lançait sur un vol de cygnes : il posait ses doigts magiques sur des cordes vivantes qui, d’elles-mêmes, chantaient la gloire des princes.
- 6. Que ce récit, frères, aille donc depuis Vladimir l’Ancien jusqu’à notre Igor qui raidit son âme par la conscience de sa force et l’aiguillonna par la bravoure de son cœur.
- 7. Il s’emplit d’ardeur belliqueuse et guida ses vaillantes troupes pour la terre russe contre la terre polovtsienne.
- 8. Alors Igor chercha du regard le clair soleil et vit que tous ses guerriers étaient couverts d’ombre .
- 9. Et Igor dit à sa droujina :
- 10. « Frères et droujina, plutôt la mort que la captivité.
- 11. Donc, frères, montons sur nos coursiers rapides pour voir le Don aux flots d’azur. »
- 12. La passion excita l’imagination du prince et l’irrésistible désir de boire l’eau du large Don l’emporta sur le sinistre présage :
- 13. « Je veux, dit-il, rompre une lance au fond de la terre polovtsienne ; avec vous, Russes, je veux y laisser ma tête ou boire l’eau du Don dans mon heaume » .
- 14. O Boïan, rossignol des temps passés, si tu avais chanté cette campagne, rossignol, sautillant dans un arbre imaginaire, volant en esprit sous les nuages, unissant, rossignol, le passé et le présent, t’élançant vers les montagnes par la voie de Trajan à travers les steppes,
- 15. voici comme tu aurais chanté en l’honneur d’Igor, petit-fils d’Oleg :
- 16. « Ce n’est pas l’ouragan qui emporte des faucons à travers les steppes immenses, ce sont des choucas qui volent en bandes vers le large Don . »
- 17. Ou encore, tu aurais ainsi commencé, ô Boïan l’enchanteur, petit-fils de Velès :
- 18. « Les coursiers hennissent derrière la Soula, la gloire retentit à Kiev, les trompettes sonnent à Novgorod. » Les étendards se dressent à Poutivl: Igor attend Vsevolod, son frère bien-aimé.
- 19. Et Vsevolod, le fougueux aurochs, lui dit :
- 20. « O Igor, mon frère unique, ma seul lumière radieuse, tous deux nous sommes fils de Sviatoslav.
- 21. Selle, frère, tes coursiers rapides ;
- 22. les miens, sellés d’avance près de Koursk, sont déjà prêts.
- 23. Mes Kouriens sont des guerriers éprouvés : ils ont été emmaillotés au son des trompettes, bercés sous les heaumes, nourris à la pointe de la lance.
- 24. Ils connaissent les chemins, et les ravins leur sont familiers. Leurs arcs sont bandés, leurs carquois ouverts, leurs sabres affilés.
- 25. Ils courent à travers les steppes comme des loups gris, en quête d’honneur pour eux-mêmes, de gloire pour leur prince. »
- 26. Alors le prince Igor mit le pied à l’étrier d’or et s’élança à travers la rase campagne.
- 27. Le soleil s’éclipsant, l’ombre lui barra la route.
- 28. La nuit, en gémissant dans la tempête, éveilla les oiseaux. Les rugissements des bêtes fauves retentirent.
- 29. Div tressaillit : il poussa des cris du haut d’un arbre et ordonna de tendre l’oreille vers les pays lointains : vers la Volga, les bords de la mer, les rives de la Soula, vers Souroge, vers Korsoun et vers toi, idole de Tmoutorakan .
- 30. Les Polovtses s’élancent vers le large Don par des chemins non battus. Leurs télègues crient au milieu de la nuit, tels des cygnes effrayés. Igor conduit ses troupes vers le Don.
- 31. Perchés sur des chênes, les oiseaux épient son malheur ; depuis les ravins, des loups sèment l’effroi, des aigles, sonnant la trompette, invitent les fauves à la curée, des renards glapissent à la vue des boucliers rouges .
- 32. O terre russe, te voilà déjà derrière les collines !
- 33. La nuit dura longtemps.
- 34. L’aurore alluma ses feux. Le brouillard couvrit la steppe.
- 35. Le trille des rossignols mourut. Le croassement des choucas s’éveilla.
- 36. Les Russes barrèrent les vastes steppes de leurs boucliers rouges, en quête d’honneur pour eux-mêmes et de gloire pour leur prince.
- 37. Le vendredi, dès l’aube, ils foulèrent aux pieds les bandes païennes des Polovtses, s’éparpillèrent comme des flèches dans la steppe, enlevèrent les belles Polovtsiennes et, avec elles, de l’or, des soieries et de précieux samits .
- 38. Ils se mirent à ponter les marais et les fondrières avec des voiles, des mantes, des pelisses et toutes sortes de brocarts polovtsiens.
- 39. Un drapeau rouge, une bannière blanche, un toug rouge et une lance d’argent échurent au brave fils de Sviatoslav.
- 40. La vaillante nichée d’Oleg sommeille dans la steppe. Comme elle a volé loin !
- 41. Elle n’est pas née pour subir les affronts du faucon, ni du gerfaut, ni les tiennes, noir corbeau, maudit Polovtsien.
- 42. Gza court tel un loup gris, Kontchak le dirige vers le large Don .
- 43. Le lendemain, de très bonne heure, une aurore sanglante annonce le jour.
- 44. Des nuées sombres viennent de la mer et essaient de couvrir les quatre soleils . Ils sont sillonnés d’éclairs bleus.
- 45. Il y aura de violents coups de tonnerre, il tombera une pluie de flèches du côté du large Don.
- 46. Là-bas, sur les bords de la Kaïala, près du large Don, on rompra des lances, on ébréchera des sabres sur les casques des Polovtses.
- 47. O terre russe, te voilà déjà derrière les collines !
- 48. Depuis la mer, les vents, petits-fils de Stribog, soufflent des flèches sur les valeureuses troupes d’Igor.
- 49. La terre gronde, les fleuves roulent leurs eaux troubles, la poussière couvre la steppe, les drapeaux se parlent.
- 50. Les Polovtses arrivent du Don, de la mer,
- 51. et, de tous côtés, cernent les troupes russes.
- 52. Les fils du diable ont barré la steppe de leurs cris de guerre, et les vaillants Russes de leurs boucliers rouges.
- 53. Vsevolod, aurochs fougueux ! te voilà au combat, tu envoies tes flèches sur les ennemis, leurs casques résonnent sous les coups de tes épées d’acier bruni.
- 54. Partout où tu as bondi, aurochs, partout où étincelle ton heaume d’or, gisent les têtes païennes des Polovtses.
- 55. Les casques avars sont défoncés par tes sabres bien trempés, Vsevolod, aurochs fougueux !
- 56. Les blessures ne comptent pas, ô frères, lorsqu’on a oublié les honneurs, la vie, la ville de Tchernigov, le trône d’or de son père et son épouse chérie, la belle Glebovna, son dévouement et ses caresses.
- 57. Les années de Trajan ne sont plus, le temps de Iaroslav s’est évanoui, les campagnes d’Oleg, fils de Sviatoslav, sont finies.
- 58. Cet Oleg forgeait les révoltes avec son épée, semait la terre de flèches.
- 59. Dans la cité de Tmoutorakan il chaussa ses étriers d’or
- 60. et le son en parvint jusqu’au grand Iaroslav l’Ancien.
- 61. Quant à Vladimir, fils de Vsevolod, chaque matin, à Tchernigov, il se bouchait les oreilles.
- 62. La vantardise mena au trépas Boris, fils de Viatcheslav, prince jeune et vaillant, et c’est l’offense qu’il fit à Oleg qui lui étendit un verdoyant drap mortuaire près de la Kanina .
- 63. Depuis les bords de la Kaïala, Sviatopolk ramena le corps de son beau-père à Sainte-Sophie, à Kiev, entre deux chevaux hongres .
- 64. Alors, au temps d’Oleg, enfant du malheur, les querelles étaient semées et croissaient, le bien du petit-fils de Dajbog périssait . Au milieu des discordes des princes, les jours des hommes s’étaient abrégés.
- 65. Alors, les voix des laboureurs se faisaient rarement entendre sur la terre russe, mais les corbeaux croassaient souvent, se disputaient les cadavres, et les choucas jargonnaient à leur manière, avides de s’envoler vers la proie.
- 66. Voilà ce qui se passait dans les batailles et les campagnes d’antan, mais jamais on n’avait ouï parler d’un combat pareil à celui-ci.De l’aube au crépuscule et du crépuscule à l’aurore les flèches bien trempées volèrent, les sabres retentirent sur les heaumes, les lances d’acier bruni résonnèrent dans des steppes inconnues, en pleine terre polovtsienne.
- 67. Sous les sabots des coursiers, le sol noir fut ensemencé d’ossements, arrosé de sang et, ce qui poussa sur la terre russe, ce fut le chagrin.
- 68. Qu’est-ce que ce bruit, que ce cliquetis qu’on entend de loin, tôt avant l’aurore ?
- 69. C’est Igor qui ramène les troupes : tant il plaint Vsevolod, son frère bien-aimé .
- 70. On combattit un jour, on combattit deux jours, mais au troisième, vers midi, les étendards d’Igor tombèrent.
- 71. Là, sur les bords de la rapide Kaïala, les deux frères se quittèrent.
- 72. Là, le vin sanglant manqua,
- 73. là, les vaillants Russes achevèrent leur festin : ils enivrèrent leurs svaty et, eux-mêmes, tombèrent pour la terre russe.
- 74. Sous le poids de la douleur, l’herbe se courba et les arbres, affligés, s’inclinèrent vers la terre.
- 75. Et voici, frères, que l’heure funeste est arrivée, la steppe a enseveli les forces russes.
- 76. La Désolation s’est dressée au milieu des troupes du petit-fils de Dajbog ; sous l’aspect d’une vierge elle a paru sur la terre de Trajan et, battant de ses ailes de cygne la mer bleue aux abords du Don, a chassé les temps prospères.
- 77. La discorde entre les princes, c’est le massacre par les païens, car le frère dit au frère : «Ceci est à moi, et cela m’appartient aussi. » A propos de vétilles, les princes ont commencé à dire : «C’est très important », et ils ont forgé des discordes l’un contre l’autre.
- 78. Et les païens, victorieux, ont envahi de toutes parts la terre russe.
- 79. O faucon, en massacrant les oiseaux, tu volas trop loin vers la mer.
- 80. On ne ressuscitera jamais la vaillante armée d’Igor.
- 81. Derrière lui, Karna se lamenta et Jlia bondit sur la terre russe, épandant les flammes d’une corne brûlante.
- 82. Les femmes russes dirent en pleurant :
- 83. « Nous ne pourrons plus évoquer nos chers époux dans nos pensées, ni les voir dans nos rêves, ni les contempler de nos yeux ; quant à l’or et à l’argent, nos doigts ne pourront même plus les toucher. »
- 84. Kiev, frères, gémit dans la douleur et Tchernigov dans le malheur.
- 85. L’angoisse se répandit sur la terre russe ; une tristesse profonde coula sur la terre russe.
- 86. Les princes forgeaient des discordes l’un contre l’autre
- 87. et les païens, victorieux, envahirent la terre russe, imposant à chaque foyer le tribut d’une peau d’écureuil.
- 88. Les deux vaillants fils de Sviatoslav, Igor et Vsevolod, ont déjà, par leur discorde, réveillé l’hostilité [des Polovtses]. Leur père Sviatoslav, le redoutable grand-prince de Kiev,apaisa cette hostilité : comme une tempête,
- 89. il balaya les Polovtses de ses glaives brunis, avec ses valeureuses troupes, envahit leur terre, foula les collines et les ravins, troubla les rivières et les lacs, dessécha les torrents et les marais. Tel un ouragan, il arracha le païen Kobiak du fond de la baie, au milieu de nombreuses hordes de fer polovtsiennes. Et Kobiak se prosterna à Kiev, dans la gridnitsa de Sviatoslav.
- 90. Ici les Allemands et les Vénitiens, les Grecs et les Moraves chantent la gloire de Sviatoslav et plaignent le prince Igor d’avoir noyé les forces russes au fond de la Kaïala, rivière polovtsienne. On y versa de l’or russe.
- 91. Le prince Igor passa de sa selle d’or sur une selle de captif.
- 92. Les enceintes des villes s’attristèrent, la joie disparut.
- 93. Alors, sur les hauteurs de Kiev, Sviatoslav eut un songe troublant :
- 94. « La nuit dernière, dès le soir, dit-il, on étendait sur moi une couverture noire dans un lit de cèdre :
- 95. on me puisait du vin bleu, mêlé de fiel ;
- 96. avec les carquois vides des étrangers païens, on me répandait de grosses perles sur le sein
- 97. et on me caressait. Mon terem avec sa coupole dorée n’avait plus de faîtage.
- 98. Toute la nuit, depuis le soir, les corbeaux noirs croassaient
- 99. près de Plesnesk . Il y avait dans la plaine des serpents de forêt qui rampaient vers la mer bleue .
- 100. Et les boïars dirent au prince :
- 101. « Prince, la douleur envahit ton âme :
- 102. deux faucons se sont élancés du trône d’or de leur père pour prendre Tmoutorakan ou, du moins, pour boire de l’eau du Don dans leurs heaumes. Mais les ailes des faucons sont déjà rognées et eux-mêmes sont empêtrés dans les fers.
- 103. Car il fit noir le troisième jour : deux soleils s’obscurcirent, deux colonnes de lumière vermeille s’éteignirent et, avec eux, deux jeunes lunes, Oleg et Sviatoslav, se couvrirent de ténèbres et se plongèrent dans la mer, ce qui augmenta la grande hardiesse des païens.
- 104. Les ténèbres couvrirent la lumière sur la rivière Kaïala.
- 105. Les Polovtses se répandirent sur la terre russe, comme une bande de guépards.
- 106. Alors, le déshonneur s’élança contre la gloire,
- 107. la violence frappa la liberté.
- 108. Div se précipita vers la terre.
- 109. Les belles filles des Goths ont déjà entonné des chansons au bord de la mer bleue, faisant tinter l’or russe. Elles chantent le temps de Bous, exaltent la vengeance de Charoukan .
- 110. Et nous, droujina, nous avons déjà soif de joie. »
- 111. Alors, Sviatoslav le Grand laissa échapper une parole d’or entrecoupée de larmes :
- 112. « O Igor et Vsevolod, mes enfants ! A la male heure avez-vous commencé d’arracher avec vos glaives des pleurs à la terre polovtsienne et de conquérir la gloire ? Vous n’avez pas remporté de victoire honorable, vous avez versé sans gloire le sang païen.
- 113. Vos cœurs vaillants sont ferrés d’un fort acier bruni et bien trempés d’audace,
- 114. mais qu’avez-vous fait à mes cheveux d’argent ?
- 115. Et je ne vois déjà plus la puissance de Iaroslav, mon frère riche, fort et guerrier, avec ses boïars de Tchernigov, avec ses voïvodes puissants, avec les Tatrans, Chelbirs, Toptchaks, Revougs et Olbers : ceux-là autrefois, sonnant la gloire de leurs aïeux, sans boucliers, n’ayant que des poignards, que des cris de guerre, battaient leurs ennemis.
- 116. Mais vous avez dit : « Révélons, nous aussi, notre vaillance ! Conquérons la gloire de l’avenir et partageons la gloire du passé ! »
- 117. « Est-ce un miracle, frères, qu’un vieillard redevienne jeune?
- 118. Lorsqu’un faucon a déjà mué plusieurs fois, il repousse les oiseaux loin de lui ; il ne laissera pas attaquer sa couvée.
- 119. Mais voici le malheur : les princes ne veulent pas m’aider.
- 120. Les temps heureux ne sont plus :
- 121. on gémit dans la ville de Rimov sous les glaives polovtsiens et Vladimir est couvert de blessures.
- 122. Tristesse et angoisse au fils de Gleb ! »«
- 123. Grand Prince Vsevolod ! Peut-être, songeras-tu à accourir de loin pour veiller sur le trône d’or de ton père ?
- 124. Tu peux, toi, balayer la Volga avec tes rames et vider le Don avec tes heaumes .
- 125. Si tu étais ici, on vendrait une captive pour une nogata et un captif pour une rêzana .
- 126. Tu peux aussi sur la terre, lancer ces armes vivantes, les vaillants fils de Gleb .
- 127. Et, toi, hardi Rurik, et toi, David ! Vos guerriers ne se baignaient-ils pas dans le sang avec leurs heaumes dorés ?
- 128. Votre vaillante droujina ne rugit-elle pas comme des aurochs blessés par des sabres bien trempés, en la steppe inconnue ?
- 129. Chaussez, seigneurs, vos étriers d’or pour venger l’injure de ce temps, pour venger la terre russe, les blessures d’Igor, le vaillant fils de Sviatoslav.
- 130. Et toi, Iaroslav Osmomysl, prince de Galitch ! Tu sièges très haut sur ton trône forgé d’or. De tes troupes de fer tu soutiens les montagnes de Hongrie, tu barres la route au roi, tu fermes l’entrée du Danube, tu lances des fardeaux à travers les nuages, tu rends la justice jusqu’auxrives du Danube.
- 131. Tu tiens des pays entiers sous la menace,tu ouvres les portes de Kiev, du trône d’or paternel tu envoies des flèches sur les sultans, par delà les terres.
- 132. Lance donc.Seigneur, tes flèches sur Konlchak, cet esclave païen, pour la terre russe, pour les blessures d’Igor, le vaillant fils de Sviatoslav.
- 133. Et toi, vaillant Roman, et toi, Mstislav! Votre pensée intrépide incite votre âme à l’action.
- 134. Pareils au faucon qui déploie ses ailes dans l’espace et, audacieux, s’efforce de vaincreles autres oiseaux, vous aussi, dans votre audace, vous volez très haut vers les exploits.
- 135. Vous avez, sous les heaumes latins, des épaulières de fer. La terre en a tremblé et bien des pays: Khinova, Lituaniens, Iatviagues, Deremela, et Polovtses ont jeté leurs lances et courbé la tête sous vos glaives brunis.
- 136. Mais, prince Igor, la lumière du soleil déjà s’obscurcit et— néfaste présage — les arbres ont perdu leur feuillage.
- 137. Sur la Ros et sur la Soula les ennemis se sont partagé les villes,et les vaillants guerriers d’Igor ne ressusciteront jamais.
- 138. Prince, le Don t’appelle et invite les princes à la victoire.
- 139. Les vaillants princes, fils d’Oleg, sont prêts au combat.
- 140. Ingvar, Vsevolod et vous, les trois fils de Mstislav ! Vous êtes les faucons à six ailes d’une nichée qui n’est pas mauvaise. N’avez-vous pas conquis des pays par votre sort victorieux ?
- 141. Où sont vos heaumes d’or, vos lances polonaises, et vos boucliers ?
- 142. Barrez, de vos flèches aiguës, l’entrée de la steppe, pour la terre russe, pour les blessures d’Igor, le vaillantfils de Sviatoslav !
- 143. « La Soula ne roule plus ses flots d’argent vers la ville de Pereiaglav et la Duna coule en marécage sous les cris de guerre des païens, vers les habitants de Polotsk, si audacieux autrefois.
- 144. Seul, Iziaslav, fils de Vasilko, fit résonner les heaumes lituaniens avec ses épées acérées. II voulut atteindre la gloire, imitant son grand-père Vseslav, mais lui-même fut atteint sous les boucliers rouges, sur l’herbe sanglante, par les épées lituaniennes. Et, gisant sur ce lit aveccelle qu’il aimait tant,
- 145. il se dit :
- 146. « Les oiseaux [de proie], prince, ont couvert avec leurs ailes ta droujina et les fauves ont léché son sang».
- 147. Point n’y étaient présents son frère,Briatchislav, ni son autre frère Vsevolod : solitaire, il laissa échapper son âme de perles à travers son collier d’or.
- 148. Les voix se firent tristes, la joie tomba, les trompettes de Gorodno se mirent à sonner déjà de la gloire de votre aïeul.
- 149. Iaroslav et vous tous, petits-fils de Vseslav ! Abaissez vos étendarts, rengainez vos épées ébréchées:
- 150. vous êtes déchus déjà de la gloire de votre aїeul.
- 151. C’est vous qui, par vos discordes, avez appelé les premiers les païens sur la terre russe, sur les biens de Vseslav.
- 152. Ainsi ce furent vos discordes qui provoquèrent les violences des Polovtses. »
- 153. Au septième siècle de Trajan, Vseslav jeta le sort sur une vierge qu’il aimait .
- 154. S’aidant de ruse, il monta à cheval, bondit vers la ville de Kiev, et, de la pointe de sa lance, toucha le trône d’or de Kiev.
- 155. A minuit, il bondit de Belgorod, s’enveloppa de brume bleue.
- 156. Au matin, armé de ses cognées, il ouvrit les portes de Novgorod, flétrit la gloire de Iaroslav
- 157. et, tel un loup, bondit de Doudoutki jusqu’à la Nemiga .Sur les bords de la Nemiga on jette les têtes comme des gerbes, on les bat avec des fléaux d’acier bruni, on lance des vies humaines sur des aires, on vanne les âmes des corps.
- 158. Les rives sanglantes de la Nemiga furent ensemencées, non pas avec du bon grain mais avec les ossements des Russes.
- 159. Le prince Vseslav, rendant la justice aux hommes, distribuait les villes aux princes et, lui-même, courait la nuit tel un loup : parti de Kiev, il atteignit, avant le chant du coq, Tmoutorakan et, comme un loup, coupa le chemin au grand Khors .
- 160. De bonne heure les cloches de Sainte-Sophie sonnèrent pour lui les matines à Polotsk et, le son de ces cloches, il l’entendit arrivé déjà à Kiev.
- 161. Bien qu’une âme voyante habitât son corps hardi, il essuyait souvent des malheurs.
- 162. C’est sur lui que le sage Boïan l’enchanteur composa jadis cette brève sentence :
- 163. « Ni l’homme rusé, ni celui qui est adroit, ni l’oiseau agile ne peuvent échapper au trépas. »
- 164. Ah ! la terre russe doit gémir en se souvenant des temps passés et des princes d’autrefois.
- 165. Qui aurait pu enchaîner l’ancien Vladimir aux montagnes de Kiev ?
- 166. A présent, une partie de ses étendards est à Rurik et l’autre à David, mais ils flottent à l’encontre l’un de l’autre .
- 167. Les lances sifflent sur le Danube .
- 168. La voix de Iaroslavna se fait entendre. Tel un coucou caché, elle se lamente à l’aube :
- 169. « Je volerai, dit-elle, comme le coucou sur le bord du Danube,
- 170. je tremperai ma manche de castor dans la Kaïala
- 171. et laverai les blessures sanglantes du corps vigoureux de mon prince. »
- 172. A l’aube, sur les murailles de Poutivl, Iaroslavna se lamente :
- 173. « O vent, vent puissant ! Pourquoi, Seigneur, souffles-tu si impétueux ?
- 174. Pourquoi, sur tes ailes légères portes-tu les flèches des païens contre les guerriers de mon bien-aimé ?
- 175. Ne te suffit-il pas de souffler là-haut sous les nuages et de bercer les bateaux sur la mer bleue ?
- 176. Pourquoi, Seigneur, as-tu dispersé ma joie sur l’herbe de la steppe ? »
- 177. A l’aube, sur les murailles de Poutivl, Iaroslavna se lamente :
- 178. « O Dniepr glorieux ! Tu as frayé ton chemin à travers les rochers de la terre polovtsienne,
- 179. tu as porté sur tes flots les bateaux de Sviatoslav jusqu’aux hordes de Kobiak.
- 180. Porte, Seigneur, mon bien-aimé jusqu’à moi afin que je ne lui envoie plus, dès l’aube, mes larmes vers la mer ! »
- 181. A l’aube, sur les murailles de Poutivl, Iaroslavna se lamente :
- 182. « O soleil radieux ! Pour tous, tu es chaud et beau.
- 183. Pourquoi, Seigneur, as-tu dardé tes rayons brûlants sur les guerriers de mon bien-aimé, ? Pourquoi par une soif ardente as-tu desséché leurs arcs et fermé, par l’angoisse, leurs carquois, dans une steppe aride ? »
- 184. A minuit la mer s’agite. Les nuées s’avancent avec des brouillards. Dieu indique à Igor la voie qui mène de la terre polovtsienne en la terre russe vers le trône de son père.
- 185. Le dernier rayon du soir s’éteint. Igor sommeille, Igor veille, Igor mesure en esprit la steppe qui s’étend du large Don au petit Donetz.
- 186. A minuit un coursier est prêt. Ovlour siffle de l’autre côté de la rivière : que le prince entende ! Igor n’est plus là. Ovlour l’appelle.
- 187. La terre résonne, l’herbe bruit, les tentes polovtsiennes s’agitent.
- 188. Mais, tel une hermine, Igor court vers les roseaux et, comme un garrot blanc, se jette à l’eau.
- 189. Il monte un coursier rapide, il bondit tel un loup gris,
- 190. il s’élance vers les forêts du Donetz, il vole comme un faucon dans les brumes, abattant des oies et des cygnes pour son repas du matin, de midi et du soir.
- 191. Pendant qu’Igor vole tel un faucon, Ovlour court tel un loup, éparpillant, sous ses pas, la rosée froide : leurs coursiers rapides sont fourbus.
- 192. Le Donetz dit :
- 193. « Prince Igor ! C’est grande gloire pour toi, dépit pour Kontchak, joie pour la terre russe ! »
- 194. Igor répondit :
- 195. « O Donetz, et pour toi aussi c’est gloire de bercer le prince sur tes flots, de lui faire un lit d’herbe verte sur tes rives argentées, de le couvrir de brumes tièdes sous le dais d’un arbre vert,
- 196. de le faire garder par un garrot sur l’eau, par les canards dans le courant rapide, par les mouettes dans les airs .
- 197. La rivière Stougna, dit-il, est tout autre : rivière aux eaux rares, elle absorba les autres ruisseaux et torrents, déborda sur les broussailles et ferma le Dniepr au jeune prince Rostislav.
- 198. La mère de Rostislav pleura le jeune prince sur la rive sombre.
- 199. Les fleurs s’attristèrent et, affligés, les arbres se penchèrent vers la terre » .
- 200. Ce ne sont pas des pies qui jacassent, ce sont Gza et Kontchak qui suivent les traces d’Igor.
- 201. Alors les corbeaux ne croassent plus, les choucas se taisent, les pies ne jacassent plus,
- 202. elles se traînent seulement sur les branches. Les pics, par leurs coups, montrent le chemin de la rivière, par leurs chants joyeux les rossignols annoncent l’aurore.
- 203. Gza dit à Kontchak :
- 204. « Puisque le faucon vole vers son nid, nous percerons le fauconneau de nos flèches dorées. »
- 205. Kontchak répond à Gza :
- 206. « Puisque le faucon vole vers son nid, nous enchaînerons le fauconneau à une belle fille » .
- 207. Et Gza dit à Kontchak :
- 208. « Si nous l’enchaînons à une belle fille, nous n’aurons ni le fauconneau ni la belle fille, et les oiseaux se mettront à nous battre dans la steppe polovtsienne ».
- 209. Boïan, chantre des anciens temps de Iaroslav et d’Oleg, dit aussi du temps de Sviatoslav :
- 210. « Prince ! malheur à la tête sans épaules, malheur au corps sans tête. » Et de même, malheur à la terre russe sans Igor !
- 211. Le soleil brille au ciel, Igor — sur la terre russe.
- 212. Les jeunes filles chantent sur le Danube. Par-dessus la mer, leurs voix sont portées jusqu’à Kiev.
- 213. Par la côte de Boritchev, Igor se rend à Notre-Dame Pirogostchia .
- 214. Les pays se réjouissent, les villes sont remplies d’allégresse.
- 215. Après avoir chanté les vieux princes, chantons aussi les jeunes :
- 216. « Gloire à Igor, fils de Sviatoslav, au vaillant aurochs Vsevolod, à Vladimir, fils d’Igor !
- 217. Longue vie aux princes et à leur droujina qui bataillent pour les chrétiens contre les hordes païennes !
- 218. Gloire aux princes et à leur droujina ! Amen. »
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Орехов Б. В. Параллельный корпус переводов «Слова о полку Игореве»: итоги и перспективы // Национальный корпус русского языка: 2006—2008. Новые результаты и перспективы. — СПб.: Нестор-История, 2009. — С. 462—473.